Joseph Déjacque, militant socialiste et inventeur du néologisme « libertaire », est considéré comme l’un des pères de l’anarchisme français.
Élevé avec beaucoup de soin par une veuve soucieuse de l’éducation de ses deux fils, qui était entrée comme lingère à l’école Salives, rue Lenoir (VIIIe arr. ancien, aujourd’hui rue d’Aligre, XIIe), pour payer la pension de son fils, Déjacque fit preuve très tôt d’un goût marqué pour la lecture et la versification. Il entra en 1834 comme apprenti en commerce des papiers peints dans une manufacture de la rue Lenoir. Il fut commis de vente, de 1839 à 1841, chez un négociant en papiers peints du boulevard des Capucines (Ier arr. ancien, actuel IIe) et, de 1843 à 1846, commis de magasin rue Louis-le-Grand (Ier arr. ancien, actuel IIe). Ses employeurs successifs le décrivirent comme un bon ouvrier, mais faisant preuve d’une fierté et d’une indépendance excessives, qui l’amenèrent à quitter ses emplois quand il estima son honneur d’ouvrier blessé par l’attitude de ses patrons. Entre ces deux emplois, Déjacque s’était engagé dans la Marine, peut être influencé par l’employeur de sa mère, gouvernante à Montrouge d’un marin à la retraite, et voyagea jusque dans les mers d’Orient.
En 1847, il trouva peu de travail et sa mère dut l’aider financièrement. Il consacra ses périodes de chômage à composer des poèmes dans lesquels il décrivait la misère du prolétariat et appelait à la destruction de toute autorité par la violence. C’est à cette époque qu’il commença à s’intéresser aux idées socialistes.
Lorsqu’éclata la révolution de 1848, Déjacque faisait partie des rédacteurs occasionnels du journal L’Atelier et figura à ce titre parmi les 29 signataires d’un appel aux ouvriers imprimeurs les exhortant à ne pas détruire les presses. Dès mars 1848, conscient de la mainmise des démocrates bourgeois sur la République, il publia une pièce en vers intitulée Aux ci-devant dynastiques, aux tartuffes du peuple et de la liberté. Il assistait alors aux séances du Club de l’Atelier, un club socialiste à l’origine, dont il se sépara lorsque celui-ci soutint les républicains. Déjacque se tourna alors vers le Club de l’émancipation des femmes, animé par Pauline Roland et Jeanne Deroin, et collabora à la rédaction de La Voix des femmes.
Touché par le chômage, il s’inscrivit aux Ateliers nationaux et y entra le 10 mai 1848. Il refusa de marcher lors de toutes les prises d’armes et il agit de même le 23 juin. Membre de la Garde nationale, il ne la rejoignit que le 24 au soir, plutôt que de se laisser désarmer. Il ne participa donc pas à l’insurrection et n’en fut pas moins arrêté le 7 juillet, accusé d’avoir été l’un des principaux agitateurs des journées de Juin. Il fut détenu durant quelque temps à la prison de La Force (d’où sont datées plusieurs de ses poèmes), avant d’être jugé et condamné à la transportation sur de simples présomptions, C’est l’exaspération de ses discours, les doctrines socialistes qu’il affichait, les vers qu’il écrivait jugés dangereusement révolutionnaires, qui lui valurent cette peine. Il était de retour à Paris en mars 1849, après avoir été détenu durant de longs mois sur les pontons de Brest et de Cherbourg.
En août 1851, toujours colleur de papier et poète, Déjacque fit paraître la première édition des Lazaréennes, fables politiques et sociales, recueil d’une quinzaine de textes et de poèmes dans lequel ses convictions apparaissaient déjà clairement : négation de l’autorité, élimination de toute forme d’exploitation, émancipation de la femme, organisation collectiviste de l’économie et nécessité d’une révolution socialiste.
Ses écrits lui valurent en octobre 1851 une condamnation à deux ans de prison pour « excitation au mépris du gouvernement de la République, excitation à la haine entre les citoyens et apologie de faits qualifiés de crimes par la loi ». Il quitta la prison avant d’avoir purgé la totalité de sa peine et en 1852, au lendemain du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il choisit de s’exiler à Londres, via Bruxelles. À Londres, vivant à Soho, il se lia avec d’autres exilés français, en particulier avec Gustave Lefrançais et l’ouvrier Didier, en compagnie desquels il fonda « La Sociale », une société d’entraide ouvrière indépendante des autres clubs républicains-socialistes dirigés par Louis Blanc, Ledru-Rollin et leurs amis.
Déjacque s’illustra par ses critiques virulentes de l’attitude de ces derniers lors des événements de juin 1848. Il leur reprocha également de refuser de voir l’extrême pauvreté dans laquelle se trouvaient les proscrits ne possédant pas d’appuis ou de fortune personnelle. Le 24 juin 1852, aux obsèques du proscrit François Goujon, il relia cette scène à l’anniversaire de Juin 1848 et attaqua vigoureusement Louis Blanc et Ledru-Rollin qui étaient présents, pour leur attitude lors de l’émeute qui s’était déroulée quatre ans plus tôt. Il leur récita ce poème :
« Alors comme aujourd’hui,En Juin quarante-huit,C’était jour d’hécatombe ;Alors, au cliquetisDes balles et des fusils,Au bruit sourd de la bombe,Sous un lit de pavés,Pour bien des réprouvés,S’entr’ouvrait une tombe.Aujourd’hui, comme alors, devant le réacteur,Un des nôtres, frappé par le plomb des tortures,Tortures de la chair et tortures du cœur,Mortelles flétrissures,Un des nôtres, mâchant le désespoir subtil,Est tombé, mutilé, sur la sanglante couche,Aux barricades de l’exil !Aujourd’hui, comme alors, assassins et victimesSe trouvent en présence !… Enseignements sublimes !Ceux qui nous proscrivaient, à leur tour sont proscrits.Ce glaive à deux tranchants de la force brutaleDont ils frappaient le Droit, soulevé dans Paris,Ce glaive s’est contre eux, dans une main rivale,À la fin retourné !C’est que toujours le crime est un appel au crime.Le coup d’État de Juin, ce vampire anonyme,En vous, tribuns, en vous, bourgeois, s’est incarné,Ex-bravi de l’autorité,Frappez-vous la poitrine, et, devant cette bière,Qu’amendant le passé, le présent vous éclaire.Il n’est qu’un talisman pour tous : la liberté ! »
Martin Nadaud et quelques autres amis de Louis Blanc reprochèrent aigrement à Déjacque son « incartade intempestive ».
Peu de temps après, au cours d’une réunion que les proscrits tinrent dans Holborn, Déjacque signala l’empressement avec lequel la plupart des proscrits ayant quelque fortune, Victor Hugo en tête, étaient partis de Londres pour Jersey « afin de n’être pas navrés du spectacle de la misère de leurs camarades », mais surtout « afin d’éviter de leur venir en aide ». Et il montra comment ceux qui étaient restés versaient des sommes dérisoires à la caisse de secours, péniblement alimentée par les ouvriers de Paris et par ceux qui, réfugiés à Londres, avaient la chance d’y travailler.
À la fin de 1852, Déjacque quitta Londres pour Jersey où il se heurta de nouveau avec les chefs de la proscription, prenant la parole contre Victor Hugo lors des funérailles de Louise Julien le 26 juillet 1853.
C’est à cette même époque qu’il rédigea La Question révolutionnaire, un ouvrage dédié aux prolétaires dans lequel il développait les objectifs déjà évoqués dans les Lazaréennes, tout en insistant sur la nécessité d’un engagement violent pour parvenir à l’instauration de l’anarchie. On peut y sentir l’influence de Pierre-Joseph Proudhon et de Charles Fourier, mais de façon nuancée. En effet il refusait d’adhérer aux positions misogynes de Proudhon comme aux convictions religieuses de Fourier.
A propos de Proudhon, qu’il considérait comme un penseur ayant des idées anarchiques, mais non comme un anarchiste, il écrivit dans L’Humanisphère : « Il n’est pas humaniste, il est masculiniste ; la moitié de son être est paralysé et c’est malheureusement le coté du cœur. Mais comme réformateur, s’il est des taches à ce diamant, comme agitateur, il a d’éblouissantes étincelles ».
Au printemps 1854, Déjacque quitta Jersey pour les États-Unis, où il rejoignit la colonie française de New York. Là, il poursuivit son action militante tout en travaillant comme ouvrier colleur. La lecture publique d’une version de La Question révolutionnaire, augmentée de notes, dans la salle de conférence des amis de la Montagne à New-York, provoqua un regain d’hostilité de la part de ses vieux adversaires bourgeois républicains et petits-bourgeois démocrates, qui jugeaient ses idées antisociales. Déjacque entama contre eux la même polémique qu’à Londres, tandis que La Question révolutionnaire circulait sous forme de brochure imprimée.
En 1855, il signa avec Claude Pelletier, Frédéric Tuefferd et quelques autres Franco-américains le manifeste inaugural de l’Association Internationale (l’ancêtre directe de l’AIT), qui venait de se créer à Londres. Son but est de « propager les principes de la révolution sociale … et d’arriver ainsi à établir la République démocratique, sociale et universelle. »
Dans le courant de cette même année, Déjacque quitta New York pour La Nouvelle-Orléans où il vécut jusqu’en 1858 de son travail de peintre en bâtiment. Il réussit à y créer un petit cercle de sympathisants comptant quelques dizaines de personnes, parmi lesquelles le Dr Charles Testut et le libraire Auguste Simon. Mais le milieu était fondamentalement hostile. La société créole et l’esclavagisme l’écœuraient. À plusieurs reprises, Déjacque manifesta publiquement son opposition à l’esclavage : ainsi, à l’occasion d’un banquet marquant l’ouverture d’un bar de la rue Gravier, il porta un toast particulièrement osé (et qui aurait pu lui valoir d’être lynché dans la plupart des villes du Sud) : « À l’affranchissement de tous les hommes, NOIRS ou blancs. À la communion libre et égalitaire des producteurs de tout sexe et de toutes races au banquet social. » Il dénonça également la corruption électorale. La lecture devant une poignée d’amis, dans les salons d’une beer house, d’un pamphlet intitulé “La Terreur aux États-Unis”, lui valut l’hostilité des autorités et de l’opinion publique locales. Ses tentatives pour réunir des fonds en vue de sa publication se soldèrent par un échec.
1857 fut pour lui une année de production intense. Il rédigea son Humanisphère, utopie anarchique, il publia sa Lettre à Proudhon. De l’être humain, mâle ou femelle, où il prenait la défense de Jenny d’Héricourt. Il prépara également une édition considérablement augmentée des Lazaréennes, qu’il parvint à faire publier à La Nouvelle-Orléans, bien qu’il n’ait recueilli que quatre réponses favorables à son appel à souscriptions (il fit de même paraître un écrit plus court intitulé Béranger au pilori, dont il n’existe actuellement qu’un exemplaire connu).
Dans L’Humanisphère, Déjacque reprenait les thèmes déjà abordés dans La Question révolutionnaire en les enrichissant de la vision d’un monde harmonieux fondé sur le respect de la liberté individuelle. Il écrivait notamment : « Quand les hommes comprendront ils que l’autorité c’est le mal. Que la propriété, qui est aussi de l’autorité, c’est le mal. Que la famille, qui est encore de l’autorité, c’est le mal. Que la religion, qui est toujours de l’autorité, c’est le mal. Que la légalité, la constitutionnalité, la réglementalité, la contractionnalité, qui toutes sont de l’autorité, c’est le mal, encore le mal, toujours le mal. Génie de l’anarchie, esprit des siècles futurs, délivrez nous du mal ».
L’année suivante, il lança un appel à souscriptions pour la publication de L’Humanisphère, mais sans résultat. Il quitta donc La Nouvelle-Orléans pour retourner à New York, où il espérait rencontrer un écho plus favorable. Là, à l’aide de fonds recueillis auprès de quelques proscrits français ainsi que d’Américains sympathisants, et en ponctionnant largement ses maigres ressources, il entama la publication du Libertaire, journal du mouvement social qu’il rédigeait pratiquement seul, afin d’assurer la diffusion des principes de L’Humanisphère, publié en feuilleton littéraire. Le Libertaire contenait également des commentaires sur la vie politique américaine ainsi que des attaques contre l’esclavagisme.
Ces prises de position entraînèrent à plusieurs reprises la confiscation par les autorités locales des numéros du Libertaire destinés aux abonnés du Sud des États-Unis (80 exemplaires étaient expédiés à La Nouvelle-Orléans). Le Libertaire publia et propagea les idées socialistes en provenance d’Europe, notamment certains articles de L’Espérance de Pierre Leroux, qui paraissait à Jersey (Déjacque comptait au nombre des collaborateurs). Il entretenait une correspondance avec deux journaux socialistes publiés à Bruxelles, Le Bien-être social et Le Prolétaire, et était diffusé en Suisse par le biais du journal Le Carillon de Saint-Gervais, et à Londres par l’Association Internationale en faveur de laquelle il militait activement à New York. Il entretenait également des rapports plus ou moins polémiques avec d’autres Franco-américains, comme Cortambert à Saint-Louis, ou encore les rédacteurs de La Revue icarienne. Il rédigea aussi quelques articles pour La Revue de l’Ouest.
Entre 1858 et 1860, Déjacque intervint régulièrement en public, comme à l’occasion d’une assemblée commémorant la Première République française, ou dans les colonnes du Libertaire, contre les républicains et prophétisa la Commune de 1871 dans un article intitulé « Tremblement de têtes en Europe ». Il publia également une série d’articles enthousiastes sur l’abolitionniste John Brown au moment de sa tentative de raid sur Harpers’ Ferry, en vue de provoquer un soulèvement des esclaves de Virginie (1859).
À partir de 1860, la parution du Libertaire devint irrégulière, Déjacque ne parvenant plus à réunir les fonds nécessaires, ni à vivre de son métier de colleur de papiers peints. Il en abandonna la publication en février 1861. Découragé par la misère et déçu par les États-Unis, il quitta le Nouveau Monde en 1862, au début de la guerre de Sécession, et regagna Paris à la faveur de l’amnistie promulguée en 1859. À la veille de son départ, il écrivait à Pierre Vésinier : « J’ai la nostalgie, non pas du pays où je suis né, mais du pays que je n’ai encore entrevu qu’en rêve, la terre promise, la terre de liberté au-delà de la mer rouge. Vous le voyez, comme je voudrais fuir le sol où le destin du moment m’enchaîne, courir à la recherche du bonheur sur un autre continent. Pauvres premiers socialistes que nous sommes ! Hommes déclassés dans la civilisation chrétienne, nous nous remuons comme des intelligences en peine, espérant toujours trouver un coin où nous serons moins en dehors de notre sphère naturelle, et ce coin nous ne pouvons le trouver parce qu’il n’est pas de ce monde, c’est-à-dire de ce siècle ! »
D’après Gustave Lefrançais, Déjacque serait mort fou de misère à Paris en 1864 ; selon une source policière, il aurait été arrêté rue Saint-Honoré, alors qu’il s’adressait aux passants se prenant pour le Christ. Il résidait alors 123 faubourg Saint-Honoré. Les registres de l’hôpital de Bicêtre, où il avait été admis le 22 avril 1864, attestent de sa mort le 18 novembre 1865, suite à une paralysie générale.
Oeuvre : La Proclamation de la République, chant patriotique, Paris, 1848, impr. de A. René, in-4°, 4 p. — Aux ci-devant dynastiques, aux tartuffes du peuple et de la liberté, Paris, mars 1848, impr. de A. René, in-8°, 4 p. — Février et Juin, poème manuscrit, Archives militaires — Les Lazaréennes, fables et poésies sociales, Paris, 1851, Chez l’Auteur, in-8°, 47 p. ; 2e édition, La Nouvelle-Orléans, 1857, J. Lamarre impr., in-8°, 200 p. — La Question révolutionnaire, New-York, 1854, F.F. Barclay impr., in-32, 64 p. (Bibl. Nat., Lb 46/53). — Béranger au pilori, La Nouvelle-Orléans, 1856 (un exemplaire à la Library of Louisiana State University, accessible en ligne). — L’Humanisphère, 1857 ; rééd. par É. Reclus, Bruxelles, 1899. — De l’être humain, mâle ou femelle. Lettre à P.-J. Proudhon, La Nouvelle-Orléans, 1857, J. Lamarre impr., in-8°, 11 p. — Nombreux articles dans Le Libertaire (1858-1861) — À bas les chefs, [et autres écrits], textes établis et présentés par Valentin Pelosse, Paris, Éditions Champ libre, 1971 — Une lettre inédite de Déjacque a été publiée dans le Bulletin de l’Institut international d’Histoire sociale d’Amsterdam, année 1951, n° 1. — Le site joseph.dejacque.free.fr signale de nombreuses rééditions.